Si vous êtes propriétaire d’une entreprise, vous vous reconnaîtrez peut-être dans ces chiffres qui décrivent un intérêt grandissant pour le transfert d’entreprise. Selon l’Indice entrepreneurial québécois 2022 du Réseau Mentorat[1], 60 % des propriétaires d’entreprise songent à réaliser un transfert dans les 10 prochaines années. Ils sont toutefois seulement 40 % à avoir identifié une relève potentielle alors que 60 % d’entre eux sous-estiment le temps réel requis pour l’effectuer. « S’il s’agit d’un projet stimulant et appelant à relever de nouveaux défis, il incombe de préparer cette transition avec minutie et en franchissant chaque étape nécessaire à notre situation pour nous assurer un maximum de succès », précise Éric Waterman, vice-président, Agroalimentaire chez Inno-centre.
C’est donc plus de la moitié des propriétaires d’entreprise québécoise qui songent à laisser leur place d’ici une dizaine d’années, donnée qui grimpe à près de 70 % chez les 50-64 ans, dont la principale motivation reste la retraite ou le désir de se retirer du milieu des affaires. Le Québec est sans contredit une pépinière de PME. Il semble ne faire aucun doute que les occasions de transfert seront nombreuses et profitables pour le maintien du tissu économique de la province.
Selon les experts, le succès de cette démarche repose, entre autres, sur la planification de celle-ci et à condition qu’on se donne tout le temps nécessaire pour la réaliser. Presser les choses n’est jamais une avenue gagnante. Pour les entrepreneur.e.s habitué.e.s à l’action, il faudra sans aucun doute songer à réfréner vos ardeurs. Comme dit le dicton : tout vient à point à qui sait attendre.
« Prendre son temps est souvent à contre-courant des caractéristiques fondamentales de l’entrepreneur.e qui a l’habitude de se virer sur un dix cennes », rappelle Gilles Boileau, conseiller d’affaires principal chez Inno-centre. « Cela dit, prendre son temps ne veut pas dire perdre son temps. Il est davantage question de faire les choses de façon méthodique », ajoute l’expert.
Amorcer un processus de transfert est une formidable occasion de repenser son entreprise, les valeurs qui la définissent et les orientations futures qu’on souhaite lui donner, tout en s’assurant d’avoir les bons outils et les bonnes personnes pour réaliser ses ambitions. Pour y arriver, quelques concepts reviennent parmi les experts consultés sur la question : plan stratégique, communication, valeurs et accompagnement.
Il existe plusieurs types de transfert d’entreprise. Il y a bien sûr la relève familiale et la vente à une tierce partie, mais on voit également des transferts à des groupes d’employés, qu’ils soient de la direction ou non, ou des approches mixtes qui réunissent différentes combinaisons des scénarios mentionnés. Les reprises d’entreprise par des groupes de personnes ont d’ailleurs gagné en popularité. Toujours selon l’Indice entrepreneurial québécois, c’est près du deux tiers des propriétaires d’entreprises qui en ont repris une qui l’ont fait avec d’autres personnes.
M. Salvas a eu la chance, comme il le dit lui-même, d’avoir « la grande demande » de sa fille Camille. Le co-fondateur de la Fromagerie polyethnique Le Bédouin, située à St-Robert, a démarré son entreprise en 1995 afin de trouver des débouchés au lait des producteurs laitiers du coin. Il se prépare aujourd’hui à passer le flambeau. « On est parti de rien et on a mis tellement d’efforts dans l’entreprise qu’on veut évidemment qu’elle continue de se déployer même après notre départ. Si on ne fait rien pour la transférer, c’est un frein à son succès. Cela fait partie des décisions naturelles d’un entrepreneur, comme celle de planifier la croissance de son entreprise ».
Ayant expérimenté un précédent transfert pour la ferme familiale, M. Salvas avait l’expérience requise pour éviter les pièges souvent ignorés, comme omettre de s’entourer et ne pas aller chercher d’avis neutre. « Il faut être ouvert dans le contexte d’une démarche de transfert, mais aussi faire preuve d’humilité en allant chercher de l’aide si on veut maximiser nos chances de réussite », ajoute M. Salvas.
Gabriel Laurin, pour sa part, vit un transfert d’entreprise par l’autre bout de la lorgnette. Avec son ami d’enfance Olivier Goulet, ils ont fait l’acquisition en février 2023 d’Artypac automation, un manufacturier d’équipements d’emballage automatisés, après plusieurs mois de démarches. À deux, ces jeunes hommes avaient préalablement cumulé un solide bagage dans le milieu des affaires et des finances. Malgré cela, ils ont compris qu’un projet comme le leur nécessitait de s’entourer. Ils sont allés chercher de l’aide auprès d’Inno-centre pour être accompagnés sur toutes les questions légales et opérationnelles, l’organisation et la définition des tâches, la documentation du savoir-faire et les communications avec les employés.
« Le défi s’est accru ces derniers temps en raison de l’instabilité économique », note M. Laurin. « Disons que la courbe d’apprentissage est très prononcée depuis un an. Il y a seulement 24 heures dans une journée et le temps nous manque pour être capables de tout faire et de considérer toutes les variables qui se présentent à nous. D’où l’importance de s’entourer d’une bonne équipe, incluant des experts externes », explique Gabriel.
Renée Émond, conseillère d’affaires principale chez Inno-centre, reprend les propos de M. Salvas concernant le transfert d’entreprise. « Il s’agit d’une étape inévitable pour toutes les PME, quelle que soit leur grosseur ». La conseillère parle d’expérience puisqu’elle a elle-même démarré son entreprise alors qu’elle était encore aux études avant de la revendre plusieurs années plus tard, en 2015. « Ce qu’il faut retenir, c’est qu’un transfert ça se planifie, comme toutes grandes décisions d’une entreprise », surtout que dans bien des cas, l’entreprise constitue le fonds de pension de ses dirigeants qui en auront besoin pour assurer leur confort ou entreprendre de nouveaux projets.
Lors de cette étape, l’entrepreneur a généralement deux grands objectifs financiers, ajoute M. Boileau. « Premièrement, vendre son entreprise en santé financière pour maximiser sa valeur et attirer de nombreux acheteurs, et deuxièmement, identifier les repreneurs potentiels qui seront en mesure de se financer pour la payer sans aucun problème ».
Une valeur d’entreprise n’est pas qu’uniquement déterminée par ses rendements passés, elle est aussi basée sur sa rentabilité future. « Les partenaires financiers et les acheteurs potentiels seront mis en confiance par des objectifs financiers à long terme, supportés et suivis formellement, et par un bilan financier à jour », précise M. Boileau.
Comme le disait l’expert précédemment, prendre son temps ne veut pas dire perdre son temps. « Pour bien le faire, l’outil préconisé est d’établir le plan stratégique de l’entreprise, en y impliquant tous les membres de la direction. Ce plan est habituellement établi pour une période de trois à cinq ans, et revu régulièrement, question de s’adapter aux événements. C’est un outil quasi quotidien », explique M. Boileau.
Ajoutons que pour les investisseurs et les institutions financières, la planification détaillée du transfert et le support d’une équipe chevronnée pour ce faire aura un effet incitatif, et permettra de relativiser le risque.
L’autre aspect à mettre de l’avant et à ne pas sous-estimer est la communication. Il est question ici de partager une vision commune. « Il s’agit d’établir quel est le dénominateur commun pour toutes les personnes engagées dans le processus et de s’assurer qu’on va tous à la même place », mentionne Renée Émond.
Comme le fait remarquer Sarah O. Gauthier, aussi conseillère d’affaires principale chez Inno-centre, un transfert repose sur des interventions humaines, qui demandent de définir les rôles de chacun, présents et à venir. Il ne s’agit pas non plus d’un processus linéaire. Chaque démarche est propre à chaque entreprise.
Au départ, il est suggéré de faire un bilan de la situation, une étape qui prend plus de temps, mais si elle est bien faite, elle permet de comprendre les valeurs en cause et de bien évoluer par la suite. La mise en place de structures est aussi recommandée pour assurer la fluidité de l’information à travers le processus, comme mettre en place un comité de gouvernance et un comité consultatif, ainsi qu’un conseil d’administration. Malgré les perceptions, ces structures peuvent être mises en place sans lourdeur. « Elles permettent de se parler au bon moment et au bon endroit. C’est un des éléments clefs de la réussite du transfert », indique Mme Gauthier. C’est aussi un espace qu’on se donne pour oser poser les questions parfois difficiles, en respectant le rythme de chacun, mais en gardant aussi la cadence vers l’atteinte de l’objectif. Après le plan stratégique vient le plan d’action qui prévoit une série d’étapes allant notamment de la transaction au transfert des connaissances. Une autre étape cruciale qui nécessite de l’accompagnement et l’engagement de toutes les parties.
Transférer son entreprise est une étape importante et souvent un legs qu’on souhaite faire au profit des générations futures, ou pour le secteur dans lequel on aura consacré de nombreuses années de sa vie. Par ailleurs, les cédants, à travers le transfert d’entreprise peuvent continuer de contribuer au développement de la compagnie et aider au partage des connaissances. Ce qui est encore plus heureux, c’est qu’un peu plus de 40 % des cédants souhaitent continuer à s’impliquer dans l’entreprise une fois le transfert effectué.
Gabriel Laurin peut témoigner de cette précieuse collaboration avec le propriétaire cédant alors qu’il compte sur la présence d’un des fondateurs d’Artypac pour encore quelque temps, soit à raison de quatre jours par semaine, pour assurer le suivi auprès des clients et bien comprendre leurs besoins. Le fait que cette personne soit toujours dans l’entreprise assure une stabilité pour le personnel et un transfert de ses 20 années de connaissances en différentes applications. Cette collaboration permet aussi aux nouveaux propriétaires de se consacrer aux projets d’avenir de l’entreprise, dont des démarches pour augmenter sa visibilité dans de nouveaux marchés, ce qui semble porter ses fruits puisqu’ils ont signé en décembre dernier avec un nouveau partenaire provenant du Texas. Pour Gabriel et Olivier, ces perspectives seraient peut-être bien différentes sans le soutien de ce fondateur et de l’expertise externe qui leur ont permis d’identifier et de convenir des précautions stratégiques, légales et fiscales à prendre pour assurer une croissance à long terme.
Jean-Pierre Salvas continue pour sa part en étant présent une semaine sur deux à la fromagerie, surtout pour assurer le suivi des ventes. Son retrait éventuel ne signifie pas la fin des projets, loin de là. L’entreprise ambitionne d’implanter davantage de pratiques ESG et étudient aussi les canaux de distribution sur le marché américain.
En sommes, le transfert d’entreprise requiert une démarche planifiée à laquelle on accorde tout le temps nécessaire et pour laquelle on doit s’entourer d’une équipe, à l’interne comme à l’externe, dotée de multiples expertises afin de mener le projet à terme et d’assurer la pérennité de votre entreprise.
[1] L’Indice entrepreneurial québécois 2022 du Réseau Mentorat est présenté par le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie du Québec ainsi que par les partenaires majeurs suivants : la Banque Nationale, la Caisse de dépôt et placement du Québec, Familles en affaires – HEC Montréal, l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et l’Ordre des CPA du Québec. L’Indice 2022 est réalisé en partenariat avec le Centre de transfert d’entreprise du Québec, Evol et Léger.