« Pas facile par les temps qui courent de prendre les meilleures décisions pour l’avenir lorsqu’on est en affaires. Nous le constatons quotidiennement dans le contexte de nos mandats d’accompagnement d’affaires auprès des PME en transformation alimentaire », déclare Éric Waterman, vice-président, Agroalimentaire chez Inno-centre. « Lorsque l’économie connaît des soubresauts, comme c’est le cas actuellement, notre instinct, voire notre sentiment d’inquiétude, guide bien souvent nos décisions. On fait preuve de grande prudence. Mais en affaires, que veut-on dire par « faire preuve de grande prudence ? », ajoute-t-il. « Si le réflexe naturel est de couper dans les dépenses, il s’avère d’autant plus important en période plus trouble de planifier l’avenir et d’examiner toutes les possibilités », complète M. Waterman.
D’un point de vue économique, le contexte a déjà été plus favorable, il n’y a pas de doute. Bien que le PIB du deuxième trimestre de 2023 ait été meilleur que prévu au Canada, il en va autrement pour la troisième partie de 2023, selon les plus récentes données de Statistique Canada.
La hausse des taux d’intérêt, à leur niveau le plus élevé des vingt dernières années, a secoué tous les pans de l’économie. Si tout laisse croire en ce moment que la Banque du Canada ne haussera plus le taux directeur, l’impact se fait tout de même sentir auprès des entreprises.
Florence Jean-Jacobs, économiste principale chez Desjardins, confirme que les conditions économiques sont un défi pour plusieurs. « La hausse des taux d’intérêt à un effet restrictif sur les investissements et les dépenses ». Ce n’est pas surprenant, ajoute-elle, puisque les perspectives de ventes et l’endettement sont moins intéressants qu’ils ne l’ont déjà été.
Les dépenses de consommation des ménages ont d’ailleurs décliné de 2 % au deuxième trimestre (au rythme annualisé), une première depuis le début de la pandémie. La hausse du coût d’emprunt fait mal au portefeuille et la population surveille ses dépenses. À l’épicerie, illustre l’économiste, on fait des choix motivés principalement sur le prix.
La bonne nouvelle est que l’inflation diminue au Canada. La tendance a été confirmée par Statistique Canada lors du dévoilement de l’indice à la consommation pour octobre. Il s’est situé à 3,1 % par rapport à 3,8 % le mois précédent. Le Québec affiche l’indice le plus élevé du pays à 4,2 %. Mais restons positifs, la baisse se poursuivra en 2024, selon Mme Jean-Jacobs. La variation annuelle des salaires, qui a alimenté l’inflation, tend aussi à ralentir, ce qui devrait donner un répit supplémentaire.
Et bien que Desjardins prévoie une récession aux 1e et 2e trimestres de 2024 pour le Canada, elle devrait être « courte et modeste », avance l’économiste. La situation est plus délicate au Québec, qui loge en queue de peloton pour la croissance parmi les provinces pour 2023, mais l’écart devrait se réduire l’an prochain.
Autre information, l’institution table maintenant sur une réduction du taux d’intérêt directeur dès le deuxième trimestre de 2024 pour terminer l’année à 3,5 %.
Dans ce contexte économique, ce n’est donc pas si étonnant de voir les dirigeants d’entreprises opter pour la prudence et revenir à certains réflexes, d’autant plus que la pandémie a laissé des traces et a accentué de nombreux défis.
Ce que Hélène Deschênes, conseillère d’affaires principale chez Inno-centre constate sur le terrain, c’est que l’incertitude économique ne crée pas de remous de l’ampleur de la pandémie qui elle, a été bien pire pour les entreprises. « Elles sont plus en mesure de réagir que durant la COVID-19. Elles ont plus de temps et sont donc capables de s’adapter ».
Même avec un ralentissement évident à l’horizon, faire preuve de prudence ne veut pas dire tout arrêter, avertit Mme Deschênes. Si on a en tête de réduire les dépenses, il faut le faire au bon endroit pour atteindre la cible. C’est essentiel pour préserver l’équilibre qui nous permettra de durer pendant les temps difficiles et pouvoir repartir à pleine vitesse le moment venu. « On ne doit rien faire en panique ou sous le coup des émotions ».
Attention à certains réflexes, par exemple de sabrer les dépenses en effectuant un régime minceur sur la main-d’œuvre. « Réduire la masse salariale a un effet plus évident que d’autres gestes, mais ce n’est pas nécessairement la meilleure décision, surtout dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre », ajoute la conseillère.
On ne veut pas céder à la panique ou agir sous le coup de l’émotion ? Une autre voie est possible selon Mme Deschênes qui propose la planification stratégique. « La planification stratégique est comme notre étoile polaire qui nous guide vers le but qu’on souhaite atteindre, mais sans nous dénaturer ». Cette planification nous amène à regarder notre PME sous tous ses angles et à identifier les actions qui nous permettrons de faire des gains d’optimisation et de maintenir l’entreprise à flot.
Louis Fortier, également conseiller d’affaires principal chez Inno-centre, estime que le chemin est aussi important que la destination dans l’élaboration d’un plan stratégique. Il voit dans ce processus deux avantages principaux. Le premier est qu’il met en place un environnement propice à l’introspection en se questionnant sur les opérations de l’entreprise : veut-on s’automatiser, s’agrandir, lancer de nouveaux produits, etc. ? Le second avantage est qu’il met la table à un plan de nature structurel. Pourquoi mon produit existe-t-il ? Qu’est-ce qui le distingue des autres ? « Un prix plus bas n’est pas toujours le meilleur argument pour faire ou maintenir un produit sur le marché », donne en exemple l’expert. À terme, la planification a comme objectif d’avoir un meilleur contrôle.
Si une planification stratégique a déjà été faite, refaire l’exercice est de bon aloi si celui-ci date de plus de trois ans.
Louis Fortier conseille pour sa part une révision annuelle. Les dernières années et même les derniers mois ont fait la preuve du contexte économique et politique plus instable. Le conflit au Proche-Orient ou le différend politique avec l’Inde sont le genre d’événements imprévisibles ayant des impacts sur les activités des entreprises. « Chaque année, quelque chose arrive. Même si on a le meilleur plan, on doit s’adapter. Ce peut être les habitudes des consommateurs qui changent ou encore notre segment d’activité qui connait des transformations », explique M. Fortier.
Une bonne planification évolue au rythme de l’entreprise. Au fil du temps, on peut se rendre compte, par exemple, qu’il faut mettre de côté certains objectifs, ajoute Mme Deschênes. « Le plan stratégique, c’est une boussole qui nous permet de garder nos repères ».
Desjardins, un partenaire d’affaires d’Inno-centre, dont l’un des objectifs consiste à appuyer, accompagner et financer les PME du secteur agroalimentaire, insiste sur l’importance de la planification stratégique. Cette démarche encourage non seulement les entreprises à prendre le pas de recul nécessaire qui permet d’identifier les défis réels en cours et de trouver les solutions pour y répondre, mais elle a aussi l’avantage d’offrir les alignements pour être prêt à agir et saisir les opportunités au moment de la reprise économique.
Pour l’économiste Florence Jean-Jacobs « Il faudra être premier sur la ligne de départ à ce moment-là ! Les entreprises devront sans attendre saisir cette occasion pour enclencher les projets les plus porteurs pour elles. »
Par ailleurs, elle fait remarquer que plusieurs défis attendent les PME québécoises. L’économiste en a ciblé quatre qu’elle considère comme étant les plus importants. La productivité arrive en haut de la liste. « Il faut rehausser la productivité du travail, par exemple par l’automatisation », dit-elle. Le second enjeu concerne la compétitivité, qui passe par l’innovation et une vision à long terme.
La transition écologique est le troisième défi de sa liste. Avec des consommateurs qui exigent des changements concrets et des grandes entreprises qui passent à l’action, les PME ne peuvent plus rester les bras croisés. Elles doivent prendre le virage et se fixer des critères portant sur leur empreinte carbone.
Le dernier point consiste à sécuriser la chaine d’approvisionnement, notamment dans un contexte où les coûts d’énergie pourraient s’avérer encore volatils en 2024. Et comme l’a démontré la pandémie, un plan de contingence procure une certaine paix d’esprit en cas de problèmes.
Plusieurs pistes de réflexion se présentent donc aux dirigeants d’entreprise. Ce genre de processus est porteur lorsqu’il se base sur des informations fiables. « Si on comprend mal comment on fait des revenus, on ne saura pas comment agir. Il faut pouvoir se reposer sur des indicateurs », explique Mme Deschênes. C’est d’autant plus vrai si comme entrepreneur, on a tendance à fonctionner à l’instinct, dit-elle.
Après les indicateurs vient l’évaluation. C’est grâce à elle qu’on discerne mieux la direction à prendre, que ce soit pour revoir la structure organisationnelle, l’optimisation des opérations ou les partenaires avec qui on fait affaires.
Comme la planification stratégique reflète nos valeurs, le processus implique des questions essentielles, du genre « suis-je à la bonne place ? ». Les deux conseillers évoquent le fait que des entrepreneurs deviennent président de leur entreprise par défaut, avec des responsabilités bien éloignées de ce qui les faisaient vraiment vibrer au départ. La réflexion vaut aussi pour le reste du personnel. C’est une occasion de placer les bonnes personnes au bon endroit, ou de simplifier les tâches.
Réfléchir à ses valeurs permet également de les cerner pour ensuite mieux les transposer dans l’entreprise fait remarquer M. Fortier. « On se positionne et on établit sa marque comme employeur, ce qui devient un moyen de se distinguer et d’attirer la main-d’œuvre qu’on recherche ».
La planification peut s’aligner avec un objectif de croissance, ce qui signifie rester à l’affut des occasions. « Si on revient à la notion de prudence, cela ne veut pas dire de ne rien faire, mais de le faire de manière réfléchie pour être mieux préparé pour la suite », déclare Mme Deschênes.
Le contexte est favorable aux opportunités selon M. Fortier. Les PME auraient avantage à « sortir du carcan québécois », en explorant les marchés à l’extérieur, surtout que les produits alimentaires canadiens jouissent d’une très bonne image à l’étranger, plaide le conseiller. D’ailleurs, le marché ralentit peut-être ici, mais « la situation économique demeure meilleure aux États-Unis », dit-il. C’est aussi plus simple qu’il n’y paraît. On peut par exemple utiliser un produit existant et l’amener vers d’autres marchés grâce à un distributeur qui les connait bien, ou simplement ajouter un espace transactionnel sur son site d’entreprise.
À travers toutes ces réflexions, Mme Jean-Jacobs recommande également de tâter le pouls des consommateurs.
Tout le processus de la planification stratégique offre un avantage de plus : il fait appel à un point de vue extérieur avec une expertise pertinente et sans être impliqué émotionnellement. Les PME profitent alors de conseils utiles afin de faire le tri entre les informations.
Dans tous les cas, récession ou pas, la planification offre une carte de route dont il serait difficile de se passer puisqu’elle minimise les risques à moyen et long termes, évoque Mme Jean-Jacobs.